Espace et mesure en Inde du Sud (EMIS)

Space and Measure in South India

Programme Société de l'Information du CNRS

Appel à propositions " Géomatique, Espace, Territoires et Mobilité "

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Plan et contenu

4.      Une thématique spatiale : la vulnérabilité

L’aspect formel des structures spatiales qui a constitué une part importante de notre travail masque l’intérêt des thématiciens qui constituent notre équipe pour différents aspects de la géographie contemporaine de l’Inde, dans ses dimensions sociales, économiques ou encore démographiques. Notre collaboration au sein du projet EMIS a précisément permis d’entrevoir une application conjointe de nos analyses spatiales, autour d’une thématique partagée relative à l’Inde d’aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle cette section débute par un bref survol des enjeux de la question abordée, celle de la vulnérabilité et de la pauvreté, et leur traduction spatiale. Il s’agit d’un des enjeux de recherche prioritaires en Inde et nous allons brièvement montrer, avant l’application pratique de notre analyse spatiale et géostatistique, que la déclinaison géographique de la question de la vulnérabilité a des implications à la fois pour la réflexion et pour l’intervention qui sont essentielles.

4.1.   Le concept de la vulnérabilité et sa dimension géographique

La vulnérabilité est un concept multidimensionnel s'opérant à tous les niveaux: individuel, communautaire, régional, national. Ce concept est étroitement lié à la notion de risque, susceptible d'être encouru par différentes catégories. Le risque est associé aux chocs susceptibles de se produire dans des domaines très variés comme par exemple ceux du climat (sécheresse, inondation, etc.), des ressources environnementales (production agricole, dégradation de la biosphère, etc.), des catastrophes naturelles, politiques ou sanitaires (tremblements de terre, tsunami, conflits, épidémies etc.) et des politiques économiques (inflation, politiques d'ajustement structurel, crise, etc.). Les impacts négatifs potentiels de ces risques se situent à plusieurs niveaux: dommages corporels, perte de la vie, pertes de ressources (physiques, monétaires, actifs), et naturellement pauvreté. L'identification et l'analyse de ces risques encourus par les catégories impliquent donc des considérations géographiques locales, renvoient à la question du degré d'exposition de ces populations à ces risques, et par conséquence font appel à la notion de vulnérabilité.

Chaudhuri, Jalan et Suryahadi (2001) définissent la vulnérabilité comme suit: «We define vulnerability (…) as the ex-ante risk that a household will, if currently non-poor, fall below the poverty line, or if currently poor, will remain in poverty». Une autre définition de la vulnérabilité est donnée par Glewwe et Hall (1998) et Cunningham et Maloney (2000), qui soulignent spécifiquement le rôle des chocs. Quelque soit le niveau de vie, la vulnérabilité d'un individu est donc la probabilité de voir sa situation ou ses conditions de vie se détériorer et de tomber dans la pauvreté, en dessous de la ligne de pauvreté.

La vulnérabilité est donc associée au degré de risque encouru par les catégories, et à leurs capacités à anticiper, à faire face aux chocs et à remonter la pente. Autrement dit, la probabilité de trouver des catégories vulnérables dans des zones géographiques exposées aux risques est très élevée (Currey, 2002). Le degré d'exposition d'une région donnée à des risques et les capacités de réaction aux chocs des populations déterminent le niveau de vulnérabilité. Ce dernier, étroitement dépendant du contexte local (physique, environnemental, social, politique, économique), varie d'une personne à une autre, d'une catégorie à une autre, d'une région à une autre. La vulnérabilité renvoie à de multiples dimensions qui s'imbriquent entre elles: physique et environnementale, démographique, socio-économique et socioculturelle. Cet ensemble de facteurs (Alwang, Siegel et Jorgensen, 2001) traduit le contexte géographique et l'organisation économique et sociale dans lesquels le degré de vulnérabilité s'insère. On notera quelques grands domaines de facteurs :

  • physiques: la localisation géographique détermine les conditions agroclimatiques (Etat des sols, degré de sécheresse, pluviosité, irrigation, points d'eau, terres cultivables, cultures de céréales, riz, etc.), conditions environnementales (capital naturel: forêt, bois, animaux, troupeaux, etc.)
  • infrastructurels : dotations régionales en infrastructures, telles que : électrification, routes, communications, marchés, accès à l'eau, hôpitaux, centres de soins, écoles, proximité d'un centre urbain, etc.
  • démographiques : densité de la population, la distribution par âge et sexe, fécondité, mortalité.
  • socio-économiques : la vulnérabilité renvoie aux revenus tirés de différentes activités (emplois exercés, production agricole et non agricole), aux transferts et aux actifs physiques et financiers. Il faut tenir compte également des conditions de vie au niveau de l'habitat (type de logement, etc.).
  • socioculturelles : les préférences culturelles et le statut social peuvent dans certaines sociétés déterminer la vulnérabilité: les femmes, les enfants, les personnes âgées, les migrants, les malades, les hors-caste et groupes marginalisés sont des groupes vulnérables.

La localisation géographique des populations, la nature et l'imbrication de ces dimensions constituent des facteurs importants affectant le degré, la distribution spatiale et la dynamique de la vulnérabilité

4.2.   Espace et vulnérabilité : les trappes de pauvreté

Les analyses de la pauvreté et de la vulnérabilité s'effectuent généralement au niveau national et global, à partir de données agrégées. Ces approches demeurent insuffisantes en termes de politiques de développement local, en particulier lorsque l'on s'attache à la localisation de la pauvreté et aux différences spatiales de pauvreté à un niveau plus désagrégé (dans un pays, une région, etc.). Ceci est d'autant plus pertinent que dans la plupart des pays (Hentschel, Lanjouw J. et al, 1998 ; Lachaud, 1999a et 1999b), il existe de fortes disparités spatiales entre régions en termes de pauvreté et de développement, en raison de spécificités locales associées à chaque région (dimensions physique et environnementale, démographique, socio-économique, socioculturelle).

Dans cette perspective[18], des bases de données spatialisées (SIG) sont conçues à une échelle désagrégée, afin de visualiser la distribution spatiale de la pauvreté et les inégalités spatiales entre régions (Deichmann, 1999 ; Hentschel, Lanjouw[19] et al, 1998). Ces représentations spatiales permettent en outre de préciser la localisation des différentes dimensions (physique et environnementale, démographique, socio-économique, socioculturelle) dans lesquelles s'insère la vulnérabilité ainsi que d'évaluer son degré. Ces cartes de profils de la pauvreté mettent aussi en évidence des zones particulières concentrées localement, appelées «trappes de pauvreté localisées» (spatial poverty traps). Jalan et Ravallion (1997) les définissent comme suit: «Consider two households living in different areas but identical otherwise. Suppose that one of the areas is less well endowed with physical, human and social capital –in short geographic capital- than the other. A spatial poverty trap can be said to exist if the household living in the better endowed area sees its standard of living rising over time, while the others does not».

Cette définition renvoie à la notion de vulnérabilité dans la mesure où la concentration spatiale de la pauvreté traduit des différences entre régions en termes de dotations et d'opportunités. Autrement dit, les caractéristiques de ces «trappes de pauvreté localisées »[20] constituent des obstacles structurels de différents ordres, imbriqués entre eux, qui empêchent les individus d'échapper à leur condition de catégories vulnérables et pauvres. En termes de développement, cela implique donc pour les politiques de mettre en œuvre des actions décentralisées et localisées (infrastructures, marchés du crédit et de l'emploi, politique agricole, etc.) pour identifier les catégories vulnérables et les empêcher de tomber en dessous de la ligne de pauvreté. Ces politiques, beaucoup mieux orientées, évitent en outre la dispersion de l’effort en portant précisément l’accent sur des zones particulières. En reconnaissant la nature géographique des poches de pauvreté, elles s’avèrent plus efficientes que les politiques généralistes.

4.3.   Une première représentation de la géographie de la pauvreté 

L’intérêt théorique pour la cartographie fine de la pauvreté (poverty mapping) est porté par l’existence de réelles poches de concentration des groupes vulnérables. Pour s’en convaincre, cette brève section utilise une approche synthétique à titre d’illustration[21]. Nous avons construit un premier indice de vulnérabilité que nous avons cartographié.

Il s’agit ici d’une mesure relative au développement global des régions rurales. Cet indice a été calculé directement à partir de notre base de données comme produit factoriel de différents indices de sous-développement rural : l’absence d’irrigation, l’analphabétisme, la prépondérance de l’activité agricole, la forte fécondité, la population tribale et le sous-développement du secteur tertiaire. Nous avons extrait ici le premier facteur de l’analyse en composantes principales.

La carte de gauche (Figure 14.A) a été préparée à partir de clusters spatiaux de villages (afin d’éviter les sous-effectifs) autour d’un rayon de 5 km. Chaque cluster a été représenté comme polygone de Voronoi et le retard de développement est figuré en teinte jaune ou brune sur les cartes présentées. Les niveaux favorables de développement rural sont marqués en vert.

La carte de droite (Figure 14.B) est un zoom sur une région frontalière entre Tamil Nadu, Andhra Pradesh et Karnataka, marquée par un relief accidenté, un peuplement à forte composante tribale et des situations socioéconomiques défavorables. On notera le grain de la carte (détail assez fin sur des micro-régions) ainsi que la forte « clusterisation » du phénomène du sous-développement à l’échelle régionale et locale, confirmée par un fort niveau d’autocorrélation spatiale. Si cette mesure du sous-développement est encore provisoire, ne prenant en compte qu’un nombre limité de dimensions de vulnérabilité, elle démontre la forte structuration spatiale du développement rural.

Figure 14 : mesure factorielle du développement rural

Les facteurs régionaux à étudier sont potentiellement très divers et doivent inclure en outre les infrastructures locales, l’accessibilité aux marchés extérieurs, les données physiques, etc. Qu’elles soient observables ou non, ces caractéristiques manifestent un fort degré d’autocorrélation spatiale et constituent une « dotation géographique » (geographic endowment) spécifique. Le clustering spatial de la pauvreté peut ainsi être considéré comme une dimension aggravante du phénomène et l’existence de poches de concentration au sein de localités défavorisées constitue un piège à pauvreté.

Parmi les questions adjacentes, notons que la capacité à créer des indicateurs locaux de fragilité des communautés est cruciale pour identifier les zones à risque. Cette mesure doit se faire à partir des mesures (spatialement) lissées appropriées, voire par imputation macro-micro (combinaison d’indices régionaux et locaux). Une question essentielle concerne les formes de corrélations spatiales des indicateurs obtenus (regroupement en archipel, pôles centrés, etc.). La possibilité d’un indicateur genré peut permettre de relever la dimension propre à la vulnérabilité des femmes (emploi, survie, etc.). Ces questions sont abordées à partir de la section suivante de manière plus systématique.

4.4.   Les dimensions de la pauvreté : définition, estimation et opérationnalisation

La dimension spatiale propre aux phénomènes de vulnérabilité incite à mettre notre connaissance du paysage sud-indien au service de l’identification des poches de concentration des populations vulnérables, et plus particulièrement des populations pauvres. Il demeure que l’approche multidimensionnelle désormais adoptée par les économistes en matière de vulnérabilité impose de confronter plusieurs grilles d’analyse et d’identification de la vulnérabilité. Cela est rarement possible dans les pays en développement, en raison de l’imperfection des sources statistiques disponibles. Rajoutons en outre que ces informations à caractère très disparate (environnementales, démographiques, économiques, etc.) émanent le plus souvent de sources très distinctes et se donnent dans des formats différents et incompatibles (données de ménages, individuelles, agrégées régionalement, satellitaires, etc.). Pour finir, on soulignera que les données ne sont généralement pas désagrégées à micro-échelle et n’existent pas en format cartographiables. Ceci explique que les travaux dans le domaine restent exploratoires et très partiels, en dépit de l’intérêt théorique et politique de forger des nouveaux instruments pour l’identification des concentrations de pauvreté.

Sur ces derniers points, notre base de données présente des avantages notables puisqu’elle offre un SIG déjà construit, doté d’une armature statistique de taille et de diversité satisfaisante, et fondée sur une grille géographique très fine. L’Inde du sud est loin d’être la zone la plus vulnérable du pays, même si elle a été affectée directement par la catastrophe du tsunami en décembre 2004. Son niveau de développement social et économique est avancé et son essor économique récent illustré par ses métropoles (Chennai, Hyderabad, Bangalore) est très rapide. Cet essor reste toutefois inégalement partagé au sein de l’Inde du sud et comme on va le voir, de larges segments régionaux des campagnes demeurent très en retrait de la modernisation urbaine.

Nous ne sommes naturellement qu’à une étape intermédiaire de ce travail, d’autant qu’aucune recherche comparable (en termes d’échelle ou de portée théorique) n’a encore été conduite en Inde[22]. Les définitions utilisées pour quantifier et cartographier les différentes dimensions de la vulnérabilité sont donc loin d’être définitives[23] et constituent avant tout des propositions pour une consolidation statistique ultérieure. Certaines dimensions font en effet défaut dans notre analyse et nous allons passer en revue la gamme de données déjà disponibles et celles qui ont été acquises pour compléter l’étude de la vulnérabilité. Un accent particulier est mis dans une première section sur les données concernant le milieu et l’irrigation, qui sont cruciales pour définir la base agricole des zones rurales qui nous intéressent. On ne dispose en effet pas de données proprement économiques (production par valeur et récolte, par exemple), même à une échelle plus agrégée du district pour lequel les statistiques sont éparses. En revanche, les données censitaires et climatiques apportent un éclairage tout à fait précieux dont il faut discuter au préalable la validité.

4.4.1.      Pluviométrie et irrigation

L’Inde est encore fortement agricole, 58% de sa population active travaillant dans le secteur primaire en 2001 (Oliveau 2003) et un bref rappel des systèmes de production ruraux est nécessaire pour marquer l’importance de l’irrigation, qui permet d’augmenter les rendements et d’entreprendre des cultures consommatrices d’eau telles que le riz[24] et la canne à sucre. L’irrigation fut d’ailleurs l’un des fers de lance (avec les engrais et les variétés améliorées) de la Révolution Verte qui permit au pays d’atteindre l’autosuffisance alimentaire en une décennie (1965-1976) (Landy, 1997: 272) et de multiplier sa superficie brute irriguée par 2,5 en 35 ans (Dorin et Landy, 2002 : 272). L’Inde détient aujourd’hui la première place mondiale en termes de pourcentage de terres irriguées et de superficies totales irriguées. L’importance de l’irrigation en Inde n’est toutefois pas nouvelle, divers procédés ayant été mis en oeuvre pour pallier au climat semi-aride que subit une bonne partie du pays. Ainsi, le pays est très riche en techniques anciennes, pour certaines toujours utilisées.

L’irrigation ne répond pas aux mêmes besoins ni aux mêmes contraintes selon les endroits de l’Inde : d’une part, les pluies présentent une très forte variabilité spatiale rendant en certains lieux les cultures pluviales très productives et riches ; d’autre part, la disponibilité en eau peut être elle aussi variable, dépendante de divers facteur environnementaux et anthropiques. Parmi les conséquences les plus marquantes de ces dernières années du manque d’accès à l’eau d’irrigation, on peut noter l’accroissement des migrations saisonnières vers les villes des ouvriers agricoles (des sans-terre) lors de la saison sèche ; ou encore le suicide d’agriculteurs surendettés par l’achat de pompes, l’approfondissement de leur forage etc.

Les données sur l'irrigation sont les principales informations sur l'agriculture disponibles dans le recensement[25]. On y trouve ainsi la surface irriguée par chacun des onze types d'irrigation distingués par le recensement. Il est ainsi possible de calculer et cartographier :

-         la part d'irrigation que nous nommerons densité d’irrigation, c'est-à-dire le pourcentage de terres irriguées parmi les terres cultivées;

-         la part de chaque grand type d'irrigation, les onze types du recensement pouvant être ramenés à 3 ou 4 grands types (canal, tank[26], puits et/ou forages).

Le raisonnement porte donc sur des superficies irriguées et des proportions pour chaque type d’irrigation. Cela a un double avantage : 1° de considérer tous les types d’irrigation, et non pas uniquement les zones qui sont densément irriguées ou qui dépendent d’un projet d’aménagement; seuls éléments qu’indiquent de nombreux ouvrages traitant de l’irrigation à l’échelle nationale, y compris l’atlas de l’irrigation (cf. plate 22 vol.2 de Kundu 1989) ; 2° de comparer les zones de petite, moyenne et grande hydraulique selon les mêmes critères, quantifiables. A l’échelle régionale, l’atlas de l’irrigation (Kundu, 1989) par exemple cartographie aisément les limites des réseaux aménagés par projets, alors que la place relative de l’irrigation par puits ou par tanks y est difficile à estimer. Chaque symbole représente certes 4000 hectares irrigués par les puits, forage ou tank, mais le figuré est peu visible comparativement à la coloration verte utilisée pour les réseaux irrigués par canaux. De même, Spate et al (1967 : 231) localise par des symboles les secteurs où puits et tanks sont très présents, mais la part relative de l’irrigation n’y est pas discernable. D’autres types de cartes sont alors nécessaires, représentant par exemple la part d’irrigation par tank d’une unité administrative par rapport à la superficie totale irriguée par ce type (Vaidyanathan, 2001). Mais elles ne sont disponibles qu’à l’échelle du district tout au plus. Le recensement est la première base de données à pouvoir localiser précisément ces informations, sur une vaste étendue, et à les quantifier selon des critères identiques. Et dans le cadre du présent projet sur la vulnérabilité, s’intéresser plus précisément aux situations de moindre irrigation apparaît primordial.

La difficulté d'analyse de ces données réside dans la diversité des situations, ainsi que dans le manque de précision – malgré cet effort de distinguer onze types d'irrigation. Ces données pêchent principalement par l’absence d’information sur l’intensité de l’irrigation, c'est-à-dire le nombre de culture (une, deux ou trois par an) effectuée sous irrigation. Or, la fragilité du système de production - ce que nous pouvons appeler la vulnérabilité agricole - d'un agriculteur irriguant ses terres toute l'année à l'aide par exemple d'un tank bien alimenté en eau pendant la mousson puis d'un puits, n'est pas la même que celle de l'agriculteur qui dépend d'un tank pluvial. Pourtant, le recensement peut attribuer à ces deux hommes la même superficie irriguée par tank. On voit à travers cet exemple qu'une même terre peut être irriguée par deux types d'irrigation au cours de l'année ; or, un seul type est pris en compte dans le recensement (celui utilisé pendant la principale saison de culture, la mousson). On y voit également l’absence de distinction entre tanks pluviaux et systèmes de tanks alimentés par une rivière. L'accès à la ressource n'est pas assuré de la même façon dans les deux cas, le premier dépendant exclusivement de la pluviosité, et rendant ainsi l'agriculture plus risquée que dans le second cas[27].

Figure 15 : pluviométrie dans le sud de l'Inde

Quant à la qualité des données, elle n’est pas toujours fiable pour des monographies, car souvent les données locales s’avèrent de mauvaise qualité (Chatillon, 2004 et observations de terrain d’O. Aubriot et autres membres de l’EMIS). Elles ne peuvent pas non plus être comparées aux données du PWD (Public Work Department), l’institution responsable des infrastructures majeures en irrigation. En revanche, pour une étude régionale s’intéressant aux principales caractéristiques de l’irrigation, à la répartition spatiale des différents types d’irrigation, les données semblent correctes et permettent d’obtenir des résultats d’ensemble intéressants. Le fait de travailler au niveau de clusters 5 km permet en outre de gommer certaines absurdités locales et de faire ressortir les caractéristiques de la dimension considérée à cette échelle.

S'intéresser à la vulnérabilité sociale et économique liée à l'irrigation incite à construire un indice de "vulnérabilité hydraulique", lié à la plus ou moins grande assurance de productivité agricole offerte par l'irrigation. Malheureusement une telle entreprise n'est pas réalisable avec cette base de données. Connaître les types d’irrigation permet certes d’estimer la plus ou moins bonne correction temporelle ou spatiale permise par chaque type (Durand Dastès, 1995). Mais nous venons de le voir, les données sur l'irrigation manquent de précision quant à l'intensité de l'irrigation et la catégorisation des types d'irrigation. Par ailleurs, le risque agricole n'est pas uniquement lié au type d'irrigation : les cultures pratiquées interviennent aussi, certaines étant très dépendantes d’un apport régulier d’eau ; l'accès à la ressource et la disponibilité de celle-ci sont également primordiales dans l'évaluation du risque agricole, données qui dépendent de plusieurs facteurs. On peut mentionner pour les eaux de surface : la climatologie (pluviosité, évapotranspiration), les caractéristiques de ruissellement et les capacités de stockage de l'eau (barrages, tanks), la position dans le réseau d’irrigation ou dans le bassin versant (les agriculteurs en aval dépendant, pour la disponibilité de la ressource, de l’utilisation de l’eau plus en amont) ; et pour les eaux souterraines : la pédologie (capacité de rétention d'eau), la géologie (capacité d'accès à la nappe), la profondeur de la nappe (liée notamment à l'exploitation de celle-ci et donc à la demande en eau).

Figure 16 : carte de l'irrigation : proportion de terres cultivées, irriguées

Principales caractéristiques de l’irrigation

La superficie irriguée en Inde du Sud représente, d’après le recensement de 1991, 9 357 600 hectares soit 27 % des terres cultivées. Ce qui signifie que près des trois-quarts des terres cultivées ne sont pas irriguées, alors que la majorité de l’Inde du Sud a un climat semi-aride (Figure 15) d'après la définition de l'ICRISAT dans la mesure où l’évapotranspiration n’est satisfaite par la pluviosité qu’entre 2 à 7 mois par an. Dans ces conditions, l’irrigation est indispensable pour certaines cultures telles que le riz humide ou la canne à sucre (qui requiert de grandes quantités d'eau sur un long cycle cultural), elle sécurise et accroît les rendements des autres cultures et elle est indispensable pour cultiver en saison sèche.

La répartition des terres irriguées est très inégale, comme on peut le voir sur la carte 16 (similaire à la Figure 3 de C.Z. Guilmoto, 2002 et à la carte de l’irrigation de S. Oliveau, 2003) et dans le tableau 5: toute la moitié nord-ouest est plutôt sèche, tandis que la moitié est bénéficie des caractéristiques hydrographiques de cette partie de l’Inde, où les fleuves s’écoulent vers l’est. On y discerne ainsi nettement les deltas de la Godavari, de la Krishna et de la Kaveri.

Tableau 5 : Répartition de l’irrigation selon les Etats

   

Part de l’irrigation

 
 

Superficie irriguée

(en hectares)

par rapport à la superficie cultivée dans chaque Etat

dans l’Etat par rapport à la superficie irriguée de l’Inde du Sud

Taille de l’Etat au sein de l’Inde du Sud

Andhra Pradesh

4 255 315

30 %

45 %

40%

Karnataka

1 845 015

16 %

20 %

32%

Kérala

495 046

23 %

5 %

 7 %

Tamil Nadu

2 762 224

41 %

29 %

21%

Les secteurs peu ou pas irrigués sont quant à eux localisés dans des régions aux climats forts différents. Certains sont situés au Nord de l’Andhra Pradesh et sur la zone côtière située à l’ouest des Ghâts occidentaux, zones bien arrosées par les pluies en raison du relief et ne nécessitant donc pas d’irrigation. D’autres sont au contraire dans la partie sud du Deccan, très sec. Cette région est étonnante car elle correspond en même temps à l’endroit où la part des superficies cultivées est la plus élevée (carte 17) : il s’agit donc d’un espace entièrement cultivé, mais dépendant exclusivement de la pluie qui est très faible dans le nord du Karnataka (Figure 15). Ces caractéristiques en font une zone d’agriculture pluviale très risquée.

Les quelques poches d’irrigation qui se trouvent dans ce paysage d’agriculture pluviale correspondent à des périmètres irrigués aménagés en aval de barrages. De façon plus générale, les endroits les plus densément irrigués (>40% ) sont majoritairement localisés en aval d'un barrage (cf. Figure 18) ou dans les deltas, qui sont exploités et aménagés depuis plusieurs siècles. Peut-on alors dire, comme ces cartes le suggèrent à première vue, que les secteurs densément irrigués sont liés à des investissements dans la grande hydraulique et à une irrigation par canal ? Avant de répondre à cette question, présentons succinctement les différents types d’irrigation.

Figure 17 : Mise en évidence des zones fortement cultivées, à agriculture pluviale
Figure 18 : Irrigation et barrages
Figure 19 : Répartition spatiale de l'irrigation par canal
Figure 20 : Répartition spatiale de l'irrigation par tank

 

Différents types d’irrigation

Trois grands types d’irrigation peuvent être distingués en Inde du Sud :

-                          une irrigation par canal dérivant l’eau de rivière. Ce type est souvent associée aux travaux de grande hydraulique initiés par les Britanniques (barrage et longs canaux de dérivation) ;

-                          une irrigation par “tank”, ces étangs-réservoirs vieux de plusieurs siècles, très présents en Inde du Sud et remplis d’eau durant 4 à 6 mois de l’année[28]. Même si certains sont alimentés par une rivière à l’aide des canaux de dérivation, le type d’irrigation retenu est “tank”. En outre, depuis ces tanks, l’eau s’écoule par gravité par des canaux de distribution ;

-                          une irrigation par pompage dans les nappes phréatiques, à travers des puits ou plus récemment des forages, plus profonds.

L’irrigation par pompage domine aujourd’hui au Tamil Nadu, tandis que l’irrigation par canal est plus importante dans les autres Etats (Fig.1 de Guilmoto, 2002), et ces deux types doivent leur essor aux politiques incitatrices de la Révolution Verte. Notons que la superficie irriguée par puits et forages est ici sous-estimée puisque le recensement ne mentionne pas les superficies irriguées nettes, mais simplement les superficies brutes. Quant à l’irrigation par tank qui a reçu très peu d’attention jusque récemment de la part des politiques de développement, elle a non seulement diminué en part relative mais aussi en superficie nette (-17% entre 1950 et 1986 pour toute l’Inde, Agarwal et al, 2003 : 378).

Figure 21 : répartition spatiale de l'irrigation par puits et forage Figure 22 : Répartition géographique des types d'irrigation majoritaires

Il est hors de propos d’étudier ici les raisons explicatives de la répartition géographique des différents types, plusieurs facteurs d’ordre environnemental (pluviométrie, hydrographie, pédologie, géologie), social et historique devant être intégrés dans une telle analyse. Précisons simplement que cette répartition géographique est relativement concentrée, des zones où domine l’un des types[29] se distinguant nettement (cartes 19 à 21). Quelques rares zones de pleine mixité (quand aucun des types n’est supérieur à 50%) se glissent entre les précédentes (carte 22).

Pour répondre à la question posée sur les secteurs densément irrigués liés à une irrigation par canal, on a décomposé le problème en deux phases. D’une part, on s’est intéressé à la proportion de chaque type d’irrigation dans les zones densément irriguées (> 50%). On a repris la carte 22 sur laquelle les zones fortement irriguées ont été mises en valeur (carte 23). D’autre part, sur la carte des zones irriguées par canal ont été surimprimées les zones densément irriguées (carte 24). On voit sur ces 2 dernières cartes que les zones densément irriguées et les zones où l’irrigation par canal est majoritaire ne coïncident pas exactement : il existe des zones densément irriguées qui ne dépendent pas d’un canal ainsi que des zones où l’irrigation est majoritairement par canal mais elles ne représentent pas une zone fortement irriguée. Les secteurs fortement irrigués ne sont donc pas systématiquement irrigués par canal. Toutefois, une forte corrélation existe (Guilmoto, 2002 :1225) et pour l’ensemble du Karnataka, sur la Godavari au Nord de l'Andhra Pradesh, et dans les deltas de la Kaveri, de la Krishna et de la Godavari, les zones densément irriguées le sont par canal. Ailleurs, la situation est plus complexe : une irrigation ancienne par tank peut dominer; ou une irrigation par puits.

Figure 23 : Type d'irrigation dans les zones à forte irrigation (>50%) Figure 24 : Irrigation par canal et zones densément irriguées
 
Figure 25 : Types d'irrigation dans les zones faiblement irriguées (irrigation <20%)  

La contrepartie d’une forte densité d’irrigation liée majoritairement à une irrigation par canal est que les zones faiblement irriguées concernent peu l’irrigation par canal (carte 25).

Indice du potentiel agricole des terres

L’irrigation permettant d’accroître la production agricole, nous avons choisi de construire un indice du potentiel agricole des terres, afin de caractériser les terres selon un seul critère : la surface, indexée par cet indice. Ainsi une surface irriguée et une surface non irriguée sont ramenées à une même unité, l’indice du potentiel agricole permettant de distinguer les deux.

Pour construire cet indice, il fallait connaître l’impact de l’irrigation sur la productivité des terres. Or, d’après Vaidyanathan (1999: 64-90) qui a effectué une analyse comparée de plusieurs études sur ce thème, cet impact est très variable selon les techniques d’irrigation, les facteurs climatiques, les Etats et les classes de cultivateurs. Globalement, les tanks pluviaux offrent des possibilités limitées en termes de sécurité et de flexibilité de l’ajustement de l’approvisionnement en eau en fonction des besoins des plantes. Les grands barrages, alimentés par une aire d’approvisionnement en eau plus vaste, sont pour cela supérieurs et l’eau souterraine est la meilleure source (Ibid : 69), offrant la meilleure correction temporelle et spatiale pour reprendre les termes de Durand-Dastès. En raison de la complexité et de la diversité des situations, des diverses imprécisions du recensement, nous avons choisi de construire un indice du potentiel agricole très global, tenant simplement compte du fait que la terre soit irriguée ou pas. En outre, généraliser les caractéristiques des différents types est difficile en raison des diversités régionales. Ainsi, le ratio de la productivité des terres irriguées sur celle des terres non irriguées varie de 1,31 (Bihar) à 4,63 (Maharastra) selon les Etats (Ibid, table 9 p.77). Pour les trois grands Etat du Sud de l’Inde, le ratio est toutefois relativement similaire : 2,97 ; 2,93 et 2,88 respectivement pour le Karnataka, l’Andhra Pradesh et le Tamil Nadu. L’auteur précise que la procédure utilisée sous-estime toutefois la différence de productivité (surestimation pour le sec et sous-estimation pour l’irrigué) pour diverses raisons parmi lesquelles le fait que la productivité des terres a été calculée à partir de la production de céréales, mais certaines cultures très productives sont ainsi exclues ; et une terre irriguée peut accueillir en deuxième culture une céréale non irriguée.

Cette relative homogénéité du ratio entre les trois Etats nous a fait choisir un seul nombre comme multiplicateur global à appliquer à l’irrigation pour notre étude, et en raison de la sous-estimation générale du ratio, nous avons choisi un facteur de 3. On ne prend donc pas en considération la diversité des types d’irrigation, car évaluer les avantages de chaque type et ceux de l’utilisation conjointe de plusieurs techniques se révèle trop difficile à cette échelle d’analyse. On peut éventuellement distinguer les terres irriguées par forages (tubewell) et leur appliquer un coefficient double (soit un facteur de 6 par rapport aux terres non irriguées) en raison de la deuxième culture que ce type d’irrigation assure presque systématiquement (en considérant que l’agriculteur ait accès à la ressource souterraine).

La surface "indexée" obtenue a subi un coefficient multiplicateur variant de 1/3 à un peu plus de 1 : 1/3 pour les terres pluviales ; 1 pour les terres entièrement irriguées par un type d’irrigation autre qu’un forage et un coefficient de 2 pour une superficie entièrement irriguée par forage (ce qui n’existe pas, le coefficient global étant au maximum de 1,1).

Dans le travail qui suit, nous avons choisi de nous limiter dans une première approche à la simple superposition des données pluviométriques et de la répartition de l’irrigation afin de fournir un premier jeu d’indicateurs simples, à la manière des autres indices calculés. Les paragraphes qui précèdent indiquent toutefois la direction de nos travaux actuels visant l’élaboration d’un indice de potentiel qui rapporte directement la disponibilité de la ressource hydrique à la densité de main-d’œuvre agricole dans les zones rurales.

4.4.2.      Développement social : démographie, éducation

Les dimensions couvertes par cette rubrique relèvent de la notion globale de développement social, mise en avant par le PNUD depuis de nombreuses années pour compléter l’aspect purement économique du développement stricto sensu. On considère en effet que le renforcement du capital humain est une clé indépendante et indispensable pour l’essor des populations. Ainsi, l’indice de développement humain calculé à l’échelle nationale et parfois régionale dans les pays du monde utilise des indicateurs de bien-être et de « capacités » des populations qui ne relèvent pas de l’économique au sens classique. Il s’agit de la mortalité, la fécondité et du niveau d’instruction.

On rappellera qu’historiquement, l’Inde du sud a joué un rôle particulier dans cette réflexion, car l’anomalie du Kerala a attiré l’attention des économistes depuis les années 1960. Il s’agissait là en effet d’une région connaissant un niveau de développement économique assez médiocre « sur le papier », mais qui bénéficiait pourtant sans conteste des meilleures conditions de vie en Inde. La mortalité y était à son plus bas niveau, frôlant les performances européennes et la grande majorité des femmes y étaient instruites, à la différence du reste de l’Inde. On notait également la bonne position des zones rurales, une baisse de la fécondité accélérée, des avancées très nettes en termes de justice sociale (réforme agraire sans équivalent en Inde) associées autant à la politique éclairée des princes locaux de l’époque coloniale qu’à l’action entreprise par les mouvements communistes régulièrement portés au pouvoir dans l’Etat du Kerala. Cette opposition entre développement social et économique a été reprise plus récemment par Amartya Sen qui, mettant en valeur les différentes voies de développement en Inde, a souligné les particularités de l’Inde du sud face aux Etats du reste de l’Inde, qu’ils soient prospères comme le Punjab ou particulièrement déshérités comme ceux du « Bimaru » (acronyme des Etats pauvres de l’Inde du Nord qui signifie « malade » en hindi).

Les données disponibles dans notre base d’origine permettent un certain nombre de cartographies simples. C’est notamment le cas des dimensions de fécondité et d’alphabétisation qui sont calculables pour chacun de nos clusters. On a choisi de conserver l’indicateur d’alphabétisation pour les deux sexes, réservant l’indicateur de différentiel sexuel pour un calcul ultérieur de discrimination sexuelle.

En revanche, la mesure de la mortalité infantile était plus difficile à obtenir, puisque les estimations les plus fines disponibles concernent les districts d’Inde du sud, unités assez grossières pour procéder à une reconnaissance cartographique détaillée. Nous avons par conséquent une technique de géostatistique relativement complexe, le co-krigeage, combinant à la fois le krigeage ordinaire et l’imputation statistique traditionnelle. Il s’agit d’une technique d’estimation du macro vers le micro, parfaitement adaptée à notre base de données. Les détails de la procédure sont fournis plus bas dans notre section technique.

4.4.3.      Urbanisation et accessibilité

Une des dimensions souvent soulignée de la vulnérabilité lorsqu’elle est étudiée dans sa dimension spatiale, est celle de l’enclavement, qui tend à maintenir les habitants d’une zone à l’écart du changement. On sait par ailleurs, que l’innovation est un phénomène avant tout urbain, et que les canaux les plus importants des relations entre villes et campagnes sont les routes (voir Oliveau, 2004 pour un approfondissement sur le Tamil Nadu). Il semblait par conséquent logique de mesurer pour chaque village son degré d’enclavement, c'est-à-dire sa distance à la ville la plus proche et sa distance à l’axe de communication le plus proche. On peut ainsi mesurer pour chaque cluster un enclavement moyen de ses habitants, qui nous permet de proposer une cartographie de l’enclavement à l’échelle du sud de l’Inde (Figure 26). On trouve en bleu les zones les plus proches d’une route et/ou d’une ville et en rouge les zones les plus enclavées

Figure 26 : enclavement des villages

On peut y lire les grands axes qui structurent l’espace sud indien, le long des côtes, mais aussi à l’intérieur, verticalement, le long d’un axe qui relie les villes de l’intérieur (Madurai, Coimbatore, Hyderabad, pour ne citer que les trois plus grandes), et horizontalement : Chennai-Bangalore ou Vishakhapatnam-Hyderabad entre autres.

4.4.4.      Infrastructures

Parmi les infrastructures importantes pour comprendre la vulnérabilité, les équipements scolaires et sanitaires sont primordiaux. N’ayant pas d’indicateur à l’échelle individuelle susceptible d’estimer l’offre et le recours à l’éducation et à la santé, nous avons construit deux indicateurs indirects pour chacune de ces dimensions en nous appuyant sur les structures disponibles dans chaque village.

Accès aux soins, oui, mais lequel ?

L’offre de soins en Inde offre une multiplicité de structures, chacune proposant des services proportionnellement développés selon son rang dans l’organisation sanitaire. En outre, la qualité des soins proposés se différencie également selon si le centre de santé relève du secteur public ou du secteur privé. Depuis les années 1970, ce secteur privé a connu une croissance fulgurante et, aujourd’hui, il regroupe plus de 75 % des centres de soins. Deux raisons majeures expliquent qu’il supplante désormais largement le secteur public. Tout d’abord, l’amélioration des conditions de vie s’est accompagnée d’une recherche de soins de qualité. Et, en parallèle, les nombreux dysfonctionnements du secteur public a fait que la proportion de praticiens privés s’est accrue, et ceci aussi bien en ville qu’à la campagne. La tendance générale tend donc à considérer que les praticiens privés sont davantage qualifiés que les médecins du secteur public, du fait notamment de l’efficacité de leurs traitements.

Aujourd’hui, malgré l’assise temporelle du secteur public, ses dysfonctionnements le desservent donc sévèrement et c’est particulièrement le cas pour ses structures de proximité (les centres de soins primaires et les centres de soins secondaires). N’étant pas à même de répondre aux besoins des populations, les plaintes à son égard ne cessent d’affluer. Les localisations inadéquates, les difficultés d’accès, le manque de maintenance, le sous-effectif de personnel qualifié, le manque de médicaments, l’absence de système de référence satisfaisant, l’absence de spécialistes ou bien encore l’inexistence de laboratoire d’analyses sont parmi les dysfonctionnements les plus souvent avancés. Structures les plus proches des populations, elles restent donc paradoxalement peu utilisées car elles ne satisfont pas leurs besoins réels.

Ainsi, de manière générale, en ville comme à la campagne, les structures de soins privées sont les plus convoitées, puisqu’elles symbolisent un recours de qualité. Alors, lorsqu’une pathologie est ressentie comme sérieuse, le patient se dirigera de préférence vers ce type de structure ou bien vers les grands centres publics urbains. Ensuite, la qualité des services étant confondue avec le poids du lieu, si le malade l’estime nécessaire, la distance sera acceptée, voire même convoitée, par les ruraux notamment, puisqu’elle se fait garante d’un recours efficace. Par contre, les pathologies ressenties comme anodines, donneront lieu à un recours de proximité, dans des centres globalement de moins bonne qualité et surtout qui implique un coût moindre pour le malade. Les représentations concourrant à l’utilisation des différents centres de soins, sont donc peu favorables à la proximité et, à l’inverse, invitent d’abord à la mobilité. On voit donc bien que ce n’est pas la présence d’une structure de soins qui garantit son utilisation mais son efficacité (Chasles 2004).

Le nombre de structures de soins distinguées par le recensement est assez important, puisque l’on dénombre 15 types d’établissements. Malheureusement, rien n’est indiqué sur leur équipement, leur taille et la présence effective de personnels. Nous nous sommes donc appuyés sur nos connaissances locales des structures de soins, pour proposer une typologie des établissements. Au final, on a distingué les établissements de qualité (hôpitaux et centres de soins communautaires), où les recours possibles sont multiples (depuis la consultation jusqu’à l’opération) et effectifs (médecins et personnels médicaux y sont effectivement présents) des autres établissements tels que les centre de soins primaires et secondaires. Nous avons ensuite calculé la distance des villages à ces établissements[30] afin d’obtenir une distance moyenne des habitants compris dans un cluster à un centre de soin de qualité. Dans un second temps, nous avons calculé la distance moyenne des habitants à l’ensemble des structures de soins, considérant qu’il fallait envisager les autres structures comme offrant potentiellement une possibilité de soins, ce qui est d’ailleurs le cas. Pour cela, nous avons distingué 4 catégories de centres, depuis les centres de qualité, jusqu’aux dispensaires, qui constituent les plus petites unités du réseau sanitaire. La cartographie de chacune de ces variables nous permettant donc de mettre en lumière les régions qui, d’un point de vue sanitaire, sont vulnérables du fait non seulement de l’absence de centres de soins mais surtout de leur éloignement aux performances sanitaires.

Figure 27 : distance aux centres de soins de qualité Figure 28 : distance aux centres de soins
   
   

Alphabétisation et éducation, une nuance de taille.

Au moment de l’Indépendance, 18 % seulement de la population était alphabétisée, c’est pourquoi la nouvelle Constitution fit de l’éducation l’une de ses priorités majeures. Au cours des cinquante dernières années, le Gouvernement s’attacha alors à faire de l’éducation, primaire tout particulièrement, un service universel et accessible à tous, impulsé notamment en 1986 par le National Policy on Education. D’ailleurs, à l’échelle de l’Inde, si l’on prend le seul cas des écoles primaires, en 1991, 95 % de la population rurale avaient accès à ce type d’établissement dans un rayon de 1 km[31]. Mais, malgré des progrès certains[32] de l’accès à l’éducation, mesurés à partir des taux d’alphabétisation des plus de 5 ans, il n’en demeure pas moins que ces taux restent encore à améliorer et surtout continuent d’être hétérogènes au sein du territoire, de l’Inde du Sud notamment.

En réalité, dans ce cas également, la présence d’un service ne garantit pas son utilisation et ne suffit pas, si on prend le cas des écoles primaires, à garantir des taux d’alphabétisation optimum. En effet, non seulement, la présence d’une école primaire ne garantit pas que les élèves vont y suivre un cursus complet mais, qui plus est, les taux d’alphabétisation ne sont pas sensibles uniquement aux services de proximité. Plus précisément, il apparaît que la distance aux structures scolaires supérieures se révèle tout à fait discriminante et participe également à l’explication des taux d’alphabétisation. Autrement dit, cette variable se fait l’écho de discriminations sociales, mais pas seulement, puisqu’elle comporte des résonances spatiales originales. En effet, il s’avère que la spatialisation des écoles supérieures et, plus précisément de la distance qui les sépare de la population, affiche de la même manière un caractère discriminant majeur. Cela signifie simplement, qu’un village sans écoles enregistrera un taux d’alphabétisation plus faible qu’un village comptant au moins une école, dont une école primaire tout particulièrement. Ensuite, la distance à une structure scolaire de niveau supérieur permet d’affiner ces explications. En effet, un village comptant une école mais qui est loin d’une université, enregistrera un taux d’alphabétisation moindre par rapport à un village sans école mais proche d’une université. Ainsi, contre toute attente, la seule présence d’une école dans le village ne suffit pas à garantir des taux d’alphabétisation optimum.

Pour le système éducatif, le recensement procède avec le même détail que pour le système sanitaire. On peut ainsi distinguer les établissements primaires, des collèges, lycées et premiers cycles universitaires. On peut donc mettre en parallèle l’accès à l’alphabétisation (distance moyenne à l’école primaire) de l’accès à l’éducation (distance moyenne aux quatre types d’établissements).


La cartographie de la distance à l’école primaire fait ressortir les zones les plus vulnérables du point de vue de l’alphabétisation : sans école primaire, ce premier stade éducatif est évidemment plus difficile à réaliser. La carte suivante nuance le propos particulièrement pour les espaces bien équipés en écoles : si l’école primaire marque la possibilité d’accès à l’alphabétisation, l’éducation n’est possible qu’en ayant un accès à l’ensemble du système éducatif.

4.4.5.      Genre et groupes sociaux

Les dimensions socioculturelles ont un rôle dans la distribution de la vulnérabilité qu’il est malaisé de circonscrire. Elles sont parfois manifestes, dans la nature des phénomènes examinés. Mais elles sont la plupart du temps latentes, se traduisant par une association régulière entre pauvreté et caractérisation socioculturelle (par exemple ethnique, religieuse, etc.), sans que l’on ne puisse établir avec précision le mécanisme discriminatoire qui lie la vulnérabilité et l’appartenance de groupe.

En Inde, les déséquilibres de genre dans l’enfance sont un exemple du premier type, car le lien entre les déficits de petites filles et les pratiques discriminatoires est connu : il s’agit de la sélection sexuelle des enfants, phénomène relativement similaire à la maîtrise de la fécondité par ses objectifs (décider de sa descendance) et ses méthodes (l’avortement par exemple). Les déséquilibres de sex-ratio dans l’enfance en sont la trace indubitable et permettent de quantifier précisément l’intensité discriminatoire vis-à-vis des petites filles. Notre cartographie du sex-ratio est donc le reflet direct des discriminations de genre et de leur très inégale distribution dans le paysage sud-indien.

Cet indicateur qui désigne des poches régionales très particulières de l’Inde du sud (et plus précisément du Tamil Nadu) sera complété ultérieurement par d’autres indicateurs de discriminations de genre : discrimination éducative notamment, mais également différentiels sexuels dans les taux d’activité qui marquent la forte marginalisation féminine en de nombreuses régions rurales.

D’autres dimensions sociales étroitement liées aux mécanismes discriminatoires existent qui relèvent plutôt du second type : il s’agit de l’appartenance à des groupes minoritaires dont le profil socioéconomique est systématiquement défavorisé. Le système de caste transcrit en Inde une bonne part des institutions de discrimination traditionnelle et l’outil statistique permet notamment d’identifier deux groupes contre lesquelles les discriminations sont accentuées : les Dalits (alias ex-intouchables, scheduled castes, Harijans, hors-caste) et les tribaux (alias scheduled tribes, Girijans, Adivasis, populations indigènes, etc.). Sans rentrer dans une description détaillée, notons d’emblée que chacun de ces deux groupes est fort loin d’être homogène, car constitué d’une myriade de communautés distinctes (sous-caste locales, tribus, etc.) qui ne se reconnaissent guère d’identité commune, sinon sous l’effet d’une mobilisation politique relativement récente et encore très segmentaire. Toutefois, la relative homogénéité dans leur marginalisation économique (et spatiale) donne à ces catégories sociologiquement composites une identité particulière dans l’analyse des groupes vulnérables en Inde. D’autres groupes minoritaires, telles que les basses castes ou les groupes non hindous, pourraient être également en position de discrimination systématique. Néanmoins, nous n’examinerons pas leur cas pour deux raisons : ils n’apparaissent pas être les plus défavorisés de l’ensemble (comparativement aux Dalits et tribaux) et surtout, ils sont très imparfaitement identifiables par la statistique locale et ne peuvent donc à présent être intégrés à notre SIG.

S’agissant de dimensions latentes, nous réfléchirons plus loin à la nécessité d’intégrer a priori ces dimensions d’appartenance sociale (aux Dalits ou aux tribaux) comme marqueurs spécifiques de pauvreté, après une réflexion brève sur les caractéristiques de la distribution spatiale propre à ces deux groupes. Il peut sembler en effet difficile de poser a priori l’appartenance à ces groupes comme un signe de vulnérabilité, mais l’universalité de leur relégation socioéconomique en Inde conduit à un réexamen du rapport entre statut et condition socioéconomique. La mise en place depuis l’indépendance d’une politique de discrimination positive systématique en Inde vis-à-vis de ces deux catégories (en langage bureaucratique : les scheduled castes –SC- et scheduled tribes -ST) dans une gamme très large de domaines – éducation, emploi public, représentation politique- atteste de la validité de ces notions anthropologiquement floues comme marqueurs sociologiques puissants de la stratification sociale indienne.


[18] La question de la représentation spatiale de la pauvreté (outils, bases de données, méthodes, indicateurs) est largement développée par Deichmann [1999] et Bigman et Deichmann [2000].

[19] Lanjow et Hentschel ont mis en œuvre une méthode d'estimation pour construire un indicateur de pauvreté à l'échelle désagrégée, en fonction de facteurs explicatifs, pour l'Equateur. Ils sont amenés à combiner des données issues de bases différentes (LSMS, Census).

[20] Pour les approches théoriques en termes de modèles de croissance, se reporter à Azariadis et Costas [1996]. Jalan et Ravallion [1997, 2002] ont développé et testé économétriquement un modèle de croissance microéconomique pour expliquer les trappes de pauvreté localisées (Cas de l'Indonésie et de la Chine).

[21] A propos des méthodologies du poverty mapping, voir Davis (2003).

[22] Pour des études à l’échelle du district en Inde, voir par exemple les travaux récents de O’Brien et al. (2004), Jayaraman and Srivastava (2003). Le second document explore la cartographie pour des unités administratives inférieures (mandal) en Andhra Pradesh.

[23] On prendra pour exemple l’absence dans notre étude de mesure de la vulnérabilité côtière que la catastrophe du tsunami de décembre 2005 (qui a frappé de plein fouet le littoral oriental de l’Inde du sud) est venue illustrer.

[24] Nous considérons ici le riz humide qui nécessite une lame d’eau dans la parcelle pendant une bonne partie du cycle cultural. Le riz sec, également cultivé en Inde, se satisfait des apports d’eau par les pluies.

[25] Outre les superficies irriguées, les données concernent les superficies cultivées non irriguées, les superficies non cultivables, les superficies non utilisées, les forêts.

[26] Les « tanks » sont des étangs-réservoirs endigués, stockant les eaux de pluie, de ruissellement et parfois alimenté par l’eau de rivière.

[27] Certes la plupart des rivières sont non pérennes, et donc fortement dépendantes de la pluviosité. Toutefois, certaines prenant leur source à plusieurs dizaines de kilomètres peuvent être alimentées par des pluies localisées en amont ; par ailleurs, nombre d’entre elles ont leur débit régulé par un barrage. L’alimentation des tanks en systèmes s’en trouve nettement sécurisée.

[28] La superficie qu’ils irriguent est en moyenne de 20 à 50 hectares ; leur propre superficie est à peu près identique et leur nombre varie selon les régions. Ils seraient environ 36 500 au Karnataka par exemple (Agarwal, 2003 : 322).

[29] Un type est défini comme majoritaire quand il irrigue plus de 50% de la surface irriguée.

[30] En l’absence d’information, il a été considéré que les villes étaient toutes équipées de centres de soins de qualité, ce qui est globalement vrai.

[31] Notons simplement qu’il s’agit là de la distance maximale, déterminée par le Gouvernement, qui doit séparer les villages des écoles primaires. Dans le cas des écoles de niveau supérieur (collège, lycée …), une distance de 3 km des villages comptant au moins 300 habitants est tolérée.

[32] Le taux d’alphabétisation des plus de 5 ans était de 18 % en 1950-1951, 28 % en 1960-1961, 34 % en 1970-1971, 43 % en 1980-1981, 52 % en 1990-91 et 65 % en 2000-2001.

 

pour plus de détails sur le projet EMIS, vous pouvez contacter CZ Guilmoto (guilmoto at ird.fr)